Miguèle Clémessy - Peintre
Je peins toujours...
Je peins toujours au ras des choses les plus ordinaires, m'empare du côté purement banal du quotidien, le mets dans la moulinette de ma sublimation et le rends supportable.
Ma peinture n'est pas faite pour décorer.
Ma peinture est faite pour rendre le sensuel visible.
Ma peinture est faite pour questionner.
Je suis funambule, en peignant, je tiens sur le fil.
La source des thèmes - mon alphabet pictural.
Tous les éléments compris dans la seule cour de mon école communale, se sont inscrits dans ma peinture. C'est en ce lieu qu'elle a commencé à se manifester.
A ces éléments s’en ajoutent d'autres, notamment ceux retenus du Niger où je suis née, maisons carrées en terre, murs perforés de trous censurant la lumière, qui ont aussi contribué à l'élaboration de mon alphabet pictural :
Les franges - utilisation de la toile déchirée, jamais de coupe franche .
Le fil rouge - les griffures - le rapiéçage - la couture - Fagots ficelés : bandelettes, momies, draps, mouchoirs...
Le damier : sols, terre battue, marelles, seuils, jeux, carrés distincts, réceptacle du pas des hommes et des bêtes.
La croix : barrer, croix de fer, coudre au point de croix.
La couleur : de la craie, des joues, du feu. Et au-delà de la cour, le vert des près...
Les tâches : additionnées, soustraites et puis remises - le goudron le béton le sable les feuilles de platanes dans la poudre et partout dans l'air tout ce qui passe des poumons à la peau - l'odeur de la purée saucisses collée aux vitres embuées de novembre. A la cantine de l’école communale les enfants crient.
Certains hurlent, comme des bêtes, comme des fous, comme des incarcérés à l'intérieur d'eux-mêmes.
Tous les thèmes de ma peinture s’en suivront, s’en mêleront, iront et viendront.
Textes peints dans la forêt et l'atelier de Chateyre.
1 - La ruine où enfant j'allais.
C'est dimanche, je suis à la ruine où enfant j'allais; elle devient la ruine d'une ruine, sous la neige. Je vois des lignes, des courbes, j'ai froid et le froid du corps et le froid de la ruine sont le même. La peinture ne peut se faire autrement qu'à travers une plongée physique, longue, dans la solitude; cette solitude, au bout de longs jours, emmêle étroitement le corps à tout ce qui l'entoure. Tout fait corps. Je suis la ruine et la ruine là-bas, c'est moi - c'est moi parce qu'elle est au bout de ma main, qu'elle est dans ma main, qu'elle est la main qui peint. Je suis la main qui peint, je suis la ruine. Je suis la peinture et le peintre. Je ne peins jamais que ce qui me contient. La nature me trouve en elle, je suis aussi son modèle puisqu'elle voit en moi la consignation d'elle-même: je suis elle. Voilà que tout s'emmêle, voilà, comme les gens qui vivaient dans la ruine quand elle n'était pas une ruine, et moi qui voit la ruine où enfant j'allais, je deviens l'enfant de ces gens morts que je n'ai jamais rencontrés. Je marche sur et dedans le carré où ils vivaient. Maintenant je peux marcher en ce carré quand je veux quand je ferme les yeux et je le peins, je le peins depuis toujours et pour toujours, (que peindre d'autre ?) et tout le monde toujours le peindra, et l'écrira, ce carré où l'homme danse en rond.
2 - Le morceau de bois.
Je marche chaque matin, je fais de grands pas adaptés aux pierres de la piste, des pas rustiques, pas comme une femme, plutôt comme un homme, des pas rustiques et je pense à des pensées simples, je me sens rustique dans mes jambes et solide comme si je pouvais aller partout, loin, mais en haut, dans ma tête, loin des bottes, je suis fragile. Parfois je pleure en marchant mais je n'obéis qu'à mes bottes, je pense à la peinture, à ce qu'on peint et à pourquoi on le fait. Ce matin je suis allée jusqu'à la ruine où enfant j'allais, pour prendre en main et le regarder de près un morceau de bois que je n'ai encore jamais ramené mais auquel j'ai souvent pensé. Il est taillé grossièrement dans une branche de châtaigner pour la fermeture d'une porte de grange. Un morceau de bois lourd avec encore trois grands clous rouillés plantés dedans. Dans ce total silence de la ruine, la nostalgie est déjà de la peinture - comment laisser que la vie meure ? Le morceau de bois a été taillé par un homme qui ne pleurait jamais, il taillait dans les châtaigniers, pensant des pensées utiles qui gonflaient ses bras de laboureur. Il sifflotait et de lui je suis éprise. La ruine alors n'était pas une ruine, mais l'aurais-je su ?
Ce matin j'ai décidé de ramener le morceau de bois à la maison.
3 - Les cylindres de béton.
Au levé du jour, l'odeur et le goût brûlant du café réchauffent les mains. Tous les jours ça commence comme ça. On ressuscite une ruine, habitable à nouveau et loin de tout, avec des maçons silencieux ou de temps en temps sifflants. Rien d'autre autour de la ruine ressuscitée que le grand champs devant, qui descend à la rivière et, derrière, la montagne. Rien d'autre hormis les oiseaux et tout ce qui va généralement avec comme sons ou petits bruits. Et puis la pelle qui tourne le sable, le ciment et l'eau. Le béton avale le pigment, les ocres et autres, la poudre, la craie d'autrefois à la Communale. Les gros platanes, quatre, sont dans mon crâne et par terre, la marelle de la terre au ciel est effacée, retracée par dessus sur le ciment rapiécé de la cour des filles: ciment gris clair sur ciment foncé, un, deux, trois, jusqu'à huit et c'est le ciel: une pose au ciel, brève, et retour, huit, sept, six, jusqu'à un et puis c'est de nouveau la terre.
Je trace dans le ciment des sillons, des failles et s'en échappent les platanes gros de tronc avec feuilles et moineaux qui me font de l'ombre où le soleil faisait mal, aussi. Des croix dans le ciment, aussi, des traits de fer parallèles, points de couture, des ciments cousus ensembles et, des couleurs, aussi: de l'authentique rouille faisant son travail de traces qui s'en iront dans le temps.
Élève à la Communale, j'ai poussé à l'intérieur d'un platane, j'ai passé du temps enfermée dans son tronc, dense comme un béton coulé en cylindre. On a secoué sur moi des milliers de mots de couleur tombés en poudre de craie dans le chiffon du tableau, tout mou, carré et taillé dans un drap déchiré, tapant, effrangé, frappé d''usure, tout battu sur moi. Je suis un tronc. Je ne savais pas lire alors, comme un tronc, pas entre les lignes, mais comme un tronc de platane mille fois sali de poudre et gravé de tout, j'ai tout gardé en vrac et je le ressors ici et là, d'une toile l'autre, d'un cylindre de béton et..., à venir.
4 - Ce silence là.
Ici, tous les animaux vivaient avec les hommes, avant ce silence-là, dans cette ferme construite pierre après pierre. Aujourd'hui ne vivent plus que les animaux inapprivoisés et le foin du grenier ne sert plus qu'aux loirs.
Dans cette maison il y a la solitude du corps quand le corps ne sait plus où est son âme, avec les doigts tâchés de fruits sauvages, des doigts qui font des signes à un bonheur tout piqueté. Comment être le hibou, le rat qui gratte, comment être l'arbre ? Les doigts tâchés de fruits sauvages font des signes au bonheur qui passe pour qu'ensemble ils signent des croix ; des croix, des X, cousent au point de croix l'âme au corps - et l'âme et le corps se battent enlacés.
Autour de cette maison, la forêt et ses oiseaux qui nidifient partout, les oiseaux qui vivent et puis disparaissent dans les premiers gels, les ours, les loups, les ogres, les anciens hommes déchirés recouverts de terre froide, et les femmes griffées sans cheveux blonds ni vermeil, lovées aux hommes pris dans les racines. Humus sombre, humus où par dessus repoussent les fleurs bleues jaunes et rousses, quand au matin le soleil revient. Au dessus de la maison mon aigle vole, le Magnifique, et chante. Il voit tout de son œil d'aigle, tout, la terre, les buttes, les monts, il voit briller l'eau dont j'entends le bruit, il voit la bruyère à l'endroit où les souches sortent de terre, le Magnifique m'emporte et me confirme qu'entre la mousse des pierres et le bleu du haut ciel, je suis retenue par la force tenace de la solitude qui me fait danser. Je danse dans les arbres, dans les fleurs, dans le granit, je me lance dans cette joie qui m'embellit, et puis je pleure. Je pleure et je danse. Magnifique dans le ciel fait une courbe, je la grave en moi pendant qu'en dessous, la roche répond de son arrondi.
Je peins dans les fleurs, dans les arbres, dans le granit, je peins dans les pierres vivantes des maisons soulevées par les racines - chaque ruine me rend orpheline et je recèle des fumées et des sonorités antiques qui percent des trous. Cri ! Et tout à coup plus rien.
Je coure à la maison, pour le feu, pour l'âtre, mais collés aux murs, le cri et le silence qui lui répond me fixent. C'est ça que je peins, ce cri que j'apprivoise, ce cri faufilé partout qui fait le tour du monde. Ô doux fil conducteur qui relie tout à tout : la peinture ! De la montée du jour à sa descente, doux fil qui lave et souille tour à tour, et conduit jusqu'à ma porte les animaux de la forêt, pendant que je dors, que je travaille, que je mange, pendant que je m'efforce de donner matière à la grâce du monde, ô tendresse de la peinture religieuse, sacerdotale, qui sanctifie ce tout à tout !
Je me courbe de respect devant le rouge de cadmium, le rouge écarlate, le rouge magenta, le vert Véronèse, le bleu de cobalt, le bleu d’orient, devant le vert intenso aussi, ou le jaune azo, le foncé comme le clair, et celui de Naples, ainsi que devant le bleu de Prusse, la terre de Pouzzoles et celle d'ombre brûlée. Je m'incline devant les oranges, les pourpres et les ocres, et puis devant les outremers, tous les blancs, tous les noirs et aussi les mélanges qu'entre eux ils font. Je suis en émoi devant les signes, gestes des choses, des choses choses et des choses humaines.
Parfois, quand le chat huant hurle trop près du toit, que j'ai froid, que j'ai peur, quand il y a trop de nuit, j'ai envie de rentrer dans la ville, dans la lumière, dans les maisons chaudes et pleines qui s'appuient doucement les unes aux autres, mais je reste dans la forêt, dans la blessure qu'elle me fait, je suis l'artiste à la tâche et ne peux me séparer de l'ange qui me guide.